Les bourreaux nationalistes des Balkans (Jeudi 30 Juillet 1992 ~ Le Monde)

Les récentes manifestations politiques et intellectuelles de l’opposition serbe à Belgrade, dirigées contre le président Slobodan Milosevic, sont fort louables, mais elles viennent un peu tard. L’Académie serbe des sciences et des arts, présentée comme l’un des principaux initiateurs de ces manifestations, a un passé peu glorieux. En 1986, ne rédigeait-elle pas le célèbre « mémorandum » dont les signataires appelaient à la création de la « Grande Serbie » et à la « purification ethnique » du Kosovo ? L’Eglise orthodoxe serbe, également désignée comme force de résistance, a longtemps tenu le profil bas. L’a-t-on entendue condamner la répression anti-albanaise au Kosovo ou les premières agressions militaires de l’armée « yougoslave » contre la Croatie ? Quant aux intellectuels serbes, ils n’étaient guère nombreux à élever la voix lorsque les villes de Dubrovnik et de Vukovar agonisaient sous les bombes. La volonté d’agréger à la Grande Serbie les régions à minorité serbe des Républiques voisines aura n’en doutons pas, des conséquences néfastes pour la Serbie elle-même. Aujourd’hui la plus forte, elle laisse libre cours à ses appétits territoriaux. Mais demain, si le sort des armes lui est défavorable, qui empêchera les Albanais de réclamer le Kosovo ou les Hongrois d’annexer les territoires à forte population magyare ? à terme, la Grande Serbie que les politiciens serbes bâtissent dans le sang des peuples voisins pourrait bien devenir la Petite Serbie. Quant aux responsabilités des carnages de Bosnie-Herzégovine, que l’on tente d’attribuer au seul Slobodan Milosevic, elles sont pour le moins partagées. Le dictateur serbe n’est jamais que le produit d’une époque, produit fabriqué à Washington et à Paris autant qu’à Belgrade. Les gouvernements américain et français, en défendant naïvement – ou cyniquement – « l’unité et l’intégrité » yougoslaves (que leurs propres diplomaties avaient créées ex nihilo en 1919), on laisse s’envenimer la situation. Le proverbial « Slobo » n’est pas le seul bourreau des Balkans : aujourd’hui et depuis fort longtemps, des dizaines de petits « slobos » ont mis en place, politiquement et intellectuellement, l’engrenage de la violence.

Tomislav Sunic est professeur de sciences politiques au Juniata College de Huntington, en Pennsylvanie (Etats-Unis).